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Athéophobie
Un préjugé multimillénaire

Rand, David

« Mieux vaut être haï pour ce que l'on est qu'aimé pour ce que l'on n'est pas. »

— André Gide

Depuis que les êtres humains ont inventé leurs premiers dieux, l'athée est marginalisé. Cette antipathie pour les athées et pour l'athéisme demeure omniprésente même aujourd'hui, y compris chez les incroyants.
Ce texte a paru dans le numéro 12 de Cité laïque, revue humaniste du Mouvement laïque québécois.

2008-09-24



L'athéophobie


Un préjugé qui remonte à l'Antiquité

Depuis que les êtres humains ont inventé leurs premiers dieux, l'athée est marginalisé. Se dissociant de leur propre sens moral inné en projetant sur ces divinités fantasmées, ou dans le « Dieu » unique et despotique d'un monothéisme, les humains en sont arrivés à l'idée que celui qui ne reconnaît pas ces divinités serait dépourvu de morale, dépravé. Ils en ont fait un objet de méfiance totale et ont jeté anathème sur lui. Cette haine, cette antipathie pour les athées et pour l'athéisme s'appelle athéophobie.

Platon fut apparemment le premier à codifier formellement cette haine. Dans son Livre X des Lois, ou Platon contre les athées[1], il préconise une répression draconienne des athées, des impies et de plusieurs catégories d'individus (magiciens, sorciers, etc.) qu'il assimile aux athées au sens large. Selon Georges Minois, auteur d'Histoire de l'athéisme[2], Platon « invente ainsi du même coup l'intolérance religieuse, l'inquisition et les camps de concentration. »

La bible déclare la dégradation morale de l'athée : « L'insensé dit en son coeur : Il n'y a point de Dieu ! Ils se sont corrompus, ils ont commis des actions abominables ; Il n'en est aucun qui fasse le bien. » (Psaumes 14.1) Tout au long de la longue histoire du christianisme, les mécréants, les « bougres », les hérétiques, et les juifs sont décriés, et ils se retrouvent souvent confondus dans une intolérance tous azimuts. Lors d'une audience en 1999, Jean-Paul II rappelle que « Le Psalmiste qualifie de sot » celui qui ne croit pas en dieu[3]. Le coran, pour sa part, déclare : « Que la malédiction d'Allah soit sur les mécréants ! » (Sourate 2.89) « Et tuez-les, où que vous les rencontriez ; et chassez-les d'où ils vous ont chassés : l'association est plus grave que le meurtre. [...] Telle est la rétribution des mécréants. » (Sourate 2.191).

Peu de voix s'élèvent pour contrer cette haine monolithique. Une exception notoire : Pierre Bayle, chrétien protestant, qui ose écrire que « L'athéisme ne conduit pas nécessairement à la corruption des moeurs. »[4] Une telle phrase peut nous paraître banale, presque timide, au XXIe siècle, mais au XVIIe, elle témoigne d'un courage exemplaire.


Les Lumières

Au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières dénoncent l'intolérance et l'obscurantisme religieux, mais plusieurs ne rompent pas avec le vieux préjugé anti-athée. Dans son conte Histoire de Jenni ou l'Athée et le Sage[5], Voltaire écrit que « La croyance d’un Dieu rémunérateur des bonnes actions, punisseur des méchantes, pardonneur des fautes légères, est donc la croyance la plus utile au genre humain ; c’est le seul frein des hommes puissants qui commettent insolemment les crimes publics ; c’est le seul frein des hommes qui commettent adroitement les crimes secrets. » Il s'ensuit que « l'athée est un monstre » quoique moins redoutable que le superstitieux.

Par contre, Thomas Jefferson, bien que déiste comme Voltaire, appartient à une génération ultérieure et commence à remettre en cause la méfiance générale : c’est que Diderot, D'Alembert, D'Holbach et Condorcet étaient réputés à la fois athées et vertueux. Leur vertu devait donc avoir d'autres assises que l'amour de dieu[6], observe-t-il.

L'athéophobie est fondée sur la croyance que la divinité serait la source et le garant de toute morale. Il s'agit probablement de la plus répandue et de la plus dangereuse de toutes les croyances religieuses. Dans La Contagion sacrée[7], D'Holbach résume bien ce danger : « Si c'est la volonté divine qui décide du juste et de l'injuste, Dieu est le maître de la vertu ; à sa voix, le crime peut devenir vertu, et la vertu devenir crime. Voilà donc la morale subordonnée aux caprices des interprètes de la divinité. [...] Tout homme assez vain pour se croire le favori de son dieu doit mépriser tous ceux qui ne jouissent point d'un pareil avantage. »

Une conséquence de l'athéophobie, c’est le mythe de la supériorité morale des croyants vis-à-vis des incroyants. C'est le sucre qui enrobe la pilule empoisonnée des croyances irrationnelles, les rendant plus faciles à avaler.


L'athéophobie moderne

À l'époque moderne, les expressions d'athéophobie pure et dure deviennent plus rares -- sauf chez les fondamentalistes et les créationnistes -- à mesure que l'absurdité et l'iniquité de ce sale vieux préjugé sont reconnues. Une exception est le prêtre Richard John Neuhaus, rédacteur en chef de la revue religieuse américaine First Things, qui en 1991 déclare tout bonnement que les athées ne peuvent être de bons citoyens[8]. D'ailleurs, la législation de plusieurs états américains interdit encore aux athées l’accès à des postes publics. Mais au XXe et XXIe siècles, l'athéophobie présente normalement un visage un peu plus nuancé, elle évolue sous l'assaut de la raison. Elle se transforme en une méfiance profonde du militantisme athée, l'associant à une répression extrême, -- qui bafouerait la liberté de conscience, -- et au totalitarisme. Pour le constater, il suffit de lire, par exemple, le philosophe catholique Charles Taylor[9].

Que l'athéophobie soit explicite ou nuancée, elle se prête à toutes les énormités. On prétend que l'athéisme serait une foi aveugle, à l’instar même des religions. Pourtant, l'athée ne fait que s'abstenir de croire. Si l'athéisme est une religion, alors la santé est une maladie. On traite l'athée de fondamentaliste, et cela même si le seul et unique fondement de l'athéisme, c'est la simple affirmation de ne croire en aucun dieu. Cette incroyance n'implique rien quant à l'attitude à adopter vis-à-vis des croyants, et encore moins quant à la forme de gouvernement à préconiser. Les athées seraient arrogants, avance-t-on aussi. Mais comment pourrait-on arriver à une infime fraction de l'arrogance d'un chef religieux qui prétend détenir une connaissance détaillée de la volonté de « Dieu » ?

L'athéisme serait une cause de totalitarisme, dit-on, gratuitement. Mais pour aborder la tâche complexe d'analyser la dictature soviétique, par exemple, il faudrait passer plutôt par une déconstruction de la pseudoscience nommée « socialisme scientifique », une espèce de solution finale à tous les maux de la société, correspondant à l’édification d'une utopie par des moyens totalitaires. D'ailleurs, les régimes totalitaires ont plus souvent été des théocraties ou des alliés des religieux. Les expressions « intégrisme athée » et « intégrisme laïque » sont des oxymorons, fonctionnellement identiques, pondus par les ennemis des Lumières et de la modernité pour distraire des vrais intégrismes religieux.



Les conséquences


Chez les incroyants

L'athéophobie n'est pas moins répandue et enracinée chez les incroyants. Même des porte-paroles athées d'associations laïques osent rarement mentionner leur incroyance pour ne pas froisser la sensiblerie des croyants, comme si la simple mention de l'athéisme mettrait en péril la liberté de croyance. On invoque souvent les connotations négatives du mot « athéisme » pour justifier son omission des noms et des déclarations de principes de ces associations. Mais étant donné que la stigmatisation de l'athéisme est fondée sur l'intolérance religieuse, cette situation constitue un très solide argument pour l'utilisation de ce mot.

Un individu qui se dit ouvertement athée fait un geste pour briser le silence qui fait durer l'athéophobie. Si chaque association prônant l'humanisme non religieux changeait son discours pour préconiser publiquement l'« athéisme humaniste », elle ferait ainsi avancer de façon importante la liberté de conscience, et pas seulement celle des athées. Si ceux-ci constituent une minorité marginalisée, paradoxalement l'athéisme est, dans un sens, universel, car chacun est athée relativement aux dieux des autres. Lutter pour la liberté de conscience des athées, c'est soutenir celle de tout le monde.

Toutefois, si la gêne de se dire publiquement athée est malsaine, il s'agit en fin de compte d'un choix personnel. De même, la décision de mentionner ou non le mot « athéisme » dans la mission d'une association relève évidemment de la volonté de ses membres. Mais certains porte-parole humanistes vont parfois plus loin que de se taire face à l'athéophobie : ils contribuent carrément à la stigmatisation de l'athéisme en répétant pour leur propre compte le discours religieux anti-athée. Or, un des premiers devoirs du militant laïque humaniste est de lutter contre l'athéophobie. Faire le contraire est une trahison de ses propres principes.


Définition

À la lumière de ces considérations, je propose la définition détaillée suivante :

Athéophobie, n.f. : littéralement, peur des athées ou de l'athéisme ou antipathie pour ceux-ci.

Plus précisément :

  1. thèse selon laquelle les athées seraient moralement inférieurs aux croyants religieux ;
  2. thèse selon laquelle l'athéisme mènerait nécessairement à la dégradation morale ;
  3. thèse selon laquelle l'athéisme ou le militantisme athée mènerait nécessairement à la répression extrême de la religion, à la persécution des croyants et au totalitarisme ;
  4. peur ou honte de s'identifier aux athées.

Le point 3 et surtout le point 4 relèvent d'une athéophobie intériorisée, c'est-à-dire celle qui se manifeste chez les incroyants eux-mêmes.

L'utilisation de l'expression « athéophobie » n'implique aucunement une volonté de censurer la libre discussion de ce qu'elle décrit (à l'opposé du terme « islamophobie » par exemple, dont l'invention relève d’une volonté de faire taire les critiques de l'islam). Je l'utilise dans le but d'ouvrir un débat, non d'en fermer un, en identifiant clairement un phénomène social quasiomniprésent.


Conclusion

Pour réaliser la laïcité, il ne faut pas se contenter d'imiter nos héros du passé, qui, quoique favorisant l'avancement moral et intellectuel de l'humanité, se retrouvaient souvent empêtrés dans les moeurs de leur époque. Pour poursuivre leur travail, il faut faire mieux, il faut aller au-delà. En particulier, en tant qu'athées, nous nous devons d'accomplir ce que la plupart de nos ancêtres ont été empêchés de faire : sortir du placard et assumer notre athéisme, pleinement, ouvertement et sans compromis. Ce faisant, nous nous attaquons à la plus nuisible des croyances, le mythe de l'infériorité morale des athées, et en affaiblissant ce mythe, toutes les autres croyances religieuses se trouveront par conséquent affaiblies aussi.



Références


  1. . Platon, Plato Contra Atheos ou Tenth Book of the Dialogue on Laws, Tayler LEWIS, New York, 1845.
  2. . MINOIS, Georges, Histoire de l'athéisme, Fayard, 1998.
  3. . Jean-Paul II, « Témoigner de Dieu le Père : la réponse chrétienne à l'athéisme », Audience Générale, 14 avril 1999.
  4. . BAYLE, Pierre, Pensées sur l'athéisme, Paris, 2004.
  5. . Voltaire, Histoire de Jenni ou l'Athée et le Sage, 1775.
    Voir aussi les propos au sujet de l'athéisme dans son Traité sur la tolérance à l'occasion de la mort de Jean Calas, 1763, où Voltaire associe l'athéisme à la dépravation et déclare « qu'il vaut mieux [...] d’être subjugué par toutes les superstitions possibles, pourvu qu’elles ne soient point meurtrières, que de vivre sans religion. »
  6. . JEFFERSON, Thomas Lettre à Thomas Law, 13 juin 1814
  7. . D'HOLBACH, Paul-Henri, La Contagion sacrée, 1768, Éditions coda 2006.
  8. . NEUHAUS, Richard John, « Can Atheists Be Good Citizens? », in First Things, août/sept. 1991
  9. . Voir, par exemple, l'entrevue avec Charles Taylor transcrite sur le site web de la Fondation Templeton, ou l'analyse de Marie-Michelle Poisson dans son texte « Malaises avec Charles Taylor », paru dans le numéro 10 de Cité laïque, revue humaniste du MLQ.


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